« J’espère bien être en dessous de 1.000 licenciements »
28 juin 2020
« Il y a des sujets sur lesquels Daher peut jouer un rôle de consolidateur, notamment dans les aérostructures et les aéro-engines. Je suis prêt à le faire en bonne intelligence avec Airbus pour les aérostructures et avec Safran pour les aéro-engines ».
LA TRIBUNE : Cette journée était à la fois importante et douloureuse pour le groupe Daher avec le coup d’envoi du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Quel est l’impact de la crise sur Daher ?
Didier KAYAT : Face à une crise violente et inédite, Daher doit faire face à une baisse brutale d’activité que nous estimons à 40% sur l’année 2020. Nous allons donc perdre de 300 à 400 millions de chiffre d’affaires et de 80 à 100 millions d’EBITDA et d’EBIT cette année. Le groupe perd de l’argent tous les jours, je suis donc obligé de réagir en traitant deux sujets : la capacité industrielle et le dimensionnement des effectifs par rapport à la charge prévisionnelle de l’entreprise. Pendant la crise, nous avons constaté une surcapacité industrielle de 45%. Cela veut dire que nos usines ne tournent aujourd’hui en moyenne qu’à 55% de leurs capacités. Notre usine de Nantes (thermoplastique pour l’A350) n’est encore aujourd’hui qu’à 25%. Dans deux à trois ans, en sortie de crise, Daher aura encore un tiers de surcapacités industrielles si on ne fait rien. Nous avons clairement un problème de surcapacités industrielles en France et nous devons adapter le groupe à sa charge prévisionnelle.
Qu’allez-vous faire pour absorber cette surcapacité industrielle ?
Après avoir étudié tous les scénarios possibles, nous avons proposé aujourd’hui aux partenaires sociaux de nous désengager de l’usine d’aérostructures de Saint-Julien-de-Chédon (région Centre, ndlr) tout en recherchant activement un repreneur pour ce site. A sa fermeture, nous privilégions le scénario d’une cession. Nous avons déjà des marques d’intérêt pour cette usine. Sur une période de deux ans, nous allons progressivement transférer un certain nombre d’activités de ce site vers nos usines de Tarbes et de Nantes. Nous avons besoin de deux ans pour effectuer ce transfert. Cette usine sera disponible fin 2022 pour un repreneur au moment du redémarrage des cadences dans l’aéronautique. Cela peut également permettre de limiter l’impact sur l’emploi de ce site, qui emploie 300 personnes environ, dont 200 compagnons et 100 cols blancs.
Confirmez-vous les chiffres de 1.300 CDI supprimés, qui ont circulé ces dernières semaines ?
Sur le volet emploi, nous avons déjà traité 400 départs au sein de nos sites à l’étranger (États-Unis, Mexique, Maroc). Nous avons également dû nous séparer des intérimaires : de 1.700 environ, il n’y en aura plus que 300 en juillet. Enfin, nous avons lancé aujourd’hui avec les organisations syndicales des négociations sur un Plan de sauvegarde l’emploi (PSE), qui vont durer six mois. Dans ce PSE, il y a 500 postes, qui sont structurellement condamnés. Outre les 300 emplois du site de Saint-Julien-de-Chédon, nous avons estimé que des activités sous-traitées jusqu’ici par nos donneurs d’ordre, vont complètement être réinternalisées chez eux. Ensuite, il y a 800 salariés, qui sont impactés par la baisse d’activité. C’est notre scénario du pire, le « worst case ». Mais j’espère limiter au maximum les licenciements grâce notamment au plan de soutien à la filière aéronautique annoncé il y a quelques jours par le gouvernement.
Avez-vous chiffré en termes de chiffre d’affaires et d’effectifs une éventuelle réinternalisation des activités par Airbus ?
Cela se chiffre en dizaine de millions d’euros pour le chiffre d’affaires et plusieurs centaines de postes si jamais notre scénario du pire arrivait. Airbus n’a rien communiqué pour le moment. Donc tout va dépendre du plan de restructuration que Guillaume Faury va annoncer d’ici à la fin juillet. Ils auront certainement plusieurs scénarios sur la réinternalisation d’activités. Cela peut nous faire mal en termes d’activité parce que ces services de sous-traitances sur FAL (chaine d’assemblage, ndlr) sont des services plutôt rentables avec des compétences plutôt pointues. Si c’est le cas, ce sera la double peine : on perdra de l’activité rentable et des compétences qu’on a mis plusieurs mois ou plusieurs années à former.
Combien espérez-vous sauver d’emplois ?
J’espère bien être en dessous de 1.000 licenciements. Ce sera entre 500 et 1.300 suppressions d’emploi. Mais plus je pourrai sauver des postes, plus je respecterai l’engagement que j’ai vis-à-vis des personnes que j’ai embauché en CDI et plus je plus limiterai la casse sociale dans des territoires, qui vont être très meurtris par l’effondrement de l’ensemble de la filière aéronautique. Je suis traumatisé de licencier des salariés dans cette période-là où il leur sera difficile de retrouver du travail dans l’aéronautique. Je suis donc prêt par exemple à trouver un repreneur pour Saint-Julien-de-Chédon même si les conditions économiques ne sont pas optimales pour Daher et par rapport aux investissements que l’on a réalisés. Supprimer des emplois en CDI, ce n’est pas dans la culture de Daher mais ma seule motivation est de sauver au moins 7.700 emplois.
Comment comptez-vous faire pour limiter la casse sociale ?
Quatre possibilités ! Premièrement, nous avions prévu de décaler de 18 mois les programmes de R&D autour de notre gamme d’avions (TBM et Kodiak) pour faire le dos rond en attendant que l’activité redémarre. Mais le quadruplement des enveloppes financière du CORAC va nous permettre de confirmer ces développements dans leur calendrier initial : Ecopulse, c’est-à-dire l’hybridation du TBM en coopération avec Safran et la dronisation du Kodiak. Le premier projet est complètement dans la feuille de route du CORAC de développer un avion décarboné au plus vite. Un démonstrateur à partir du TBM peut être présenté au plus tard au Bourget 2023. Ce sont plusieurs dizaines d’emplois en ingénierie qui pourraient être sauvés sur les 800 postes touchés par la baisse de notre activité. Le deuxième démonstrateur que nous avons proposé au CORAC, c’est une dronisation du Kodiak avec la mise en place d’une filière française. Certains opérateurs de réseaux comme La Poste, Orange ou encore SNCF ont besoin d’un avion autonome pour transporter une tonne de charge utile.
Et la deuxième bonne nouvelle ?
Nous comptons également sur les 800 millions d’euros de commandes anticipées par le ministère des Armées. L’armée de l’air a 27 TBM 700 qu’elle a achetés il y a plus de 25 ans. Nous espérons que l’armée va anticiper un renouvellement de sa flotte en achetant des TBM plutôt que d’acheter suisse ou américain. Nous discutons actuellement avec la direction générale de l’armement (DGA) pour une commande de quelques appareils dans le cadre de cette enveloppe. Ce n’est pas gagné mais si c’était le cas, nous sauverions des emplois de production sur les aérostructures métalliques et sur la chaîne d’assemblage final sur le site de Tarbes.
A quelle échéance pourriez-vous avoir une réponse sur une commande, qui n’a pas fait l’objet d’annonce de la ministre des Armées ?
La discussion est en cours. Je pense que nous pourrions avoir une réponse en septembre au plus tard. Pour nous, ce serait un moyen de sauver une année calamiteuse en 2020 ou de sécuriser des commandes pour une livraison en 2021. C’est vrai que la ministre n’a pas évoqué de commandes de TBM mais nous sommes allés voir la DGA pour leur dire qu’ils nous avaient oubliés. Le TBM est un avion rapide, léger, économe et surtout peu cher. Même si le TBM 700 est un très bel avion, il est quand même beaucoup moins performant que le TBM 940. Le troisième exemple qui pourrait nous aider à limiter l’impact sur les 800 postes conjoncturels, ce serait d’accélérer la digitalisation de nos usines grâce à l’enveloppe de 300 millions d’euros gérée par la direction générale de l’entreprise (DGE). Cela nous permettra peut-être de sauver des emplois de manufacturing engineering par l’accélération de la digitalisation de nos usines.
C’est quand même du quitte ou double pour les trois premières possibilités. En revanche, l’État pourrait vraiment vous aider avec des dispositifs comme ARME (Activité réduite pour le maintien dans l’emploi)…
… Les annonces faites hier soir sur l’activité partielle de longue durée pour le secteur aéronautique pourraient être une bonne nouvelle pour nous permettre, dans le dialogue social, de diminuer le nombre de licenciements. Nous avons signé plusieurs accord à l’unanimité avec nos partenaires sociaux pendant la crise, je fais confiance au sens des responsabilités de nos syndicats pour arriver à faire perdurer la qualité de nos échanges… Avec ce dispositif, je peux surement sauver plusieurs centaines d’emplois.
Pourquoi ne pas avoir attendu la rentrée pour lancer votre PSE et avoir une vision plus claire de ce vos donneurs d’ordres vont annoncer ?
Les négociations vont se terminer fin octobre. S’il y a des changements sur des cadences qu’elles soient à la hausse ou à la baisse et s’il y a du changement dans le plan de soutien, on aura tout le temps d’adapter notre PSE pour la photo finale. Mais ma responsabilité est également de projeter Daher dans l’avenir.
C’est-à-dire ?
Daher compte profiter du fonds au soutien consacré à la restructuration et à la consolidation de la filière, qui pourrait potentiellement s’élever jusqu’à 1 milliard d’euros. Il existe une volonté des quatre donneurs d’ordre (Airbus, Dassault Aviation, Safran et Thales) de consolider la filière. Il y a des sujets sur lesquels Daher peut jouer un rôle de consolidateur, notamment dans les aérostructures et les aéro-engines. Je suis prêt à le faire en bonne intelligence avec Airbus pour les aérostructures et avec Safran pour les aéro-engines.
Mais Daher a-t-il la possibilité financière de jouer un rôle de consolidateur ?
Lorsque la famille Daher a racheté il y a trois ans 7,5 % des 20% qui étaient détenus par Bpifrance et ACE Management, c’est pour me donner la capacité de faire une augmentation de capital en vue de réaliser un mouvement stratégique. Seule condition, la famille Daher doit rester actionnaire de référence majoritaire du groupe. J’ai donc une marge de manœuvre financière pour réaliser une acquisition significative. Sur la base des hypothèses actuelles, je peux réaliser une augmentation de capital de 200 millions d’euros, qui permet de ne pas diluer la famille Daher de façon importante tout en me permettant à moi de lever de la dette complémentaire. Le seul vrai sujet est de déterminer la valorisation de Daher : il n’est pas question de valoriser Daher sur l’année 2020, qui est une année atypique, mais sur une projection 2021, 2022. Si j’avais attendu septembre pour disposer des annonces sur les cadences pour lancer le PSE, j’empiétais sur 2021. Je n’aurais donc pas été capable d’avoir une vision robuste sur 2021/2022 et sur la valorisation du groupe.
Dès octobre, vous allez être prêt pour la consolidation…
…. Je ne sais pas si je serai prêt mais je saurai de quoi je parle. En septembre, on verra quelles seront les entreprises qui n’auront pas pu passer l’été en raison de la baisse de la facturation liée à la crise. Au dernier trimestre, le panorama va s’éclaircir. C’est bien à partir de 2021 qu’il va falloir commencer à se positionner. Moi je serai le faire en connaissance de cause. Et si nous n’arrivons pas à trouver la cible idéale, ma stratégie de croissance aux États-Unis reste intacte sachant que la supply chain américaine sera aussi fragilisée que la supply chain française, voire plus à cause du 737 MAX. Mais je privilégie une consolidation en France. Cela me paraît normal d’être un acteur responsable en tant que Tier one de plus de 1 milliard vis-à-vis de la supply chain et de mes clients français. Aujourd’hui, ils sont mes clients les plus importants. Mais j’ai des alternatives… comme toujours.
Des pistes ?
Honnêtement non. Je ne sais pas dans quel état vont sortir l’ensemble des acteurs de la filière. C’est trop tôt pour spéculer aujourd’hui parce qu’on est tous dans le brouillard. Mais il y aura plein d’opportunités. Je ne suis pas inquiet. Mais la vraie difficulté est d’expliquer aux salariés qu’on va les licencier d’un côté et qu’on se pose en consolidateur de l’autre. Ma responsabilité en tant que directeur général est de donner de l’espoir, une vision et un cap aux 7.700 salariés, qui vont rester au sein de Daher, voire peut-être 8.000 ou 8.300.
Quels sont les prévisions de livraisons des TBM en 2020 ?
Habituellement, nous livrons une cinquantaine d’appareils de la famille des TBM 900 par an. Au plus profond de la crise, on pensait qu’on descendrait à 32 avions cette année en production et 34 en vente – nous en avons deux en stock. Nous avons finalement pris le pari d’en fabriquer 38 et donc d’en vendre 40. Pourquoi ce pari ? Je compte sur l’armée pour nous en acheter dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM). Au pire, j’aurai des queues blanches si je n’arrive pas à les vendre en 2020. Mais nous sommes plutôt sur une bonne dynamique depuis la fin du déconfinement alors nous avons livré deux appareils entre janvier et avril.
Où en êtes-vous dans la reprise du travail ?
En mai, nous avions encore 2.000 personnes en chômage partiel sur 8.000 en France. En juin, il y en avait 1.500. Avec le télétravail, nous avons environ 90% de nos salariés qui retravaillent. En juillet, tout le monde aura retrouvé le chemin du travail chez Daher.