Europe de la défense
22 février 2021
Les trop nombreux renoncements des pays européens.
Le rapport des deux députées Natalia POUZYREFF (LREM) et Michèle TABAROT (LR) sur la Coopération structurée permanente (CSP) fait malheureusement le constat d’une Europe souveraine en matière de défense seulement soutenue par la France, contre la plupart des autres pays européens. Ce qui se traduit par de nombreux et importants engagements non respectés par la plupart des pays membres de la CSP.
Le rapport d’information sur la Coopération structurée permanente des deux députées Natalia POUZYREFF (LREM) et Michèle TABAROT(LR) est édifiant… et malheureusement consternant sur les renoncements, voire les bras d’honneur, de certains pays européens en matière d’Europe de la défense soutenue à bout de bras par la France. Pourtant peu suspectes d’euroscepticisme, les deux parlementaires ont été contraintes de lister lors de leur mission flash, les insuffisances graves de la Coopération structurée permanente (CSP), qui relèvent, expliquent-elles, de « la responsabilité des États participants ». Ainsi des engagements ne sont « pas tous respectés, notamment deux des plus importants d’entre eux » : les acquisitions d’armements auprès des États-Unis se sont multipliées, en contradiction avec plusieurs engagements de la CSP, et le respect des engagements opérationnels se heurte aux réticences des États-membres. Le constat est dur et accablant mais réaliste.
« La coopération n’est pas une fin mais un moyen entre les mains des États-membres participants. À l’origine des insuffisances de la CSP, il leur appartient de les corriger afin de lui donner une réalité à la hauteur des ambitions affichées », estiment les deux auteurs.
En dépit des ratés de la CSP, les deux députées gardent une bienveillance à l’égard de l’Europe de la défense relancée en septembre 2016 par la France et l’Allemagne lors du sommet de Bratislava. Parmi toutes les initiatives, la CSP occupe une place centrale et poursuit à la fois un objectif de développement capacitaire dans le domaine de l’armement ainsi que dans le domaine opérationnel. Lancée en décembre 2017 et rassemblant tous les États-membres (à l’exception de Malte et du Danemark), elle est le cadre de coopération pour la mise en œuvre de 47 projets. La CSP, qui est fondée sur 20 engagements contraignants auxquels ont souscrits les États-membres participants, « symbolise la volonté politique de construire ensemble l’Europe de la défense », expliquent-elles.
« L’implication des États-membres dans les projets est également très variable, reflet pour l’essentiel de capacités militaires très différentes. La France participe ainsi à 38 projets, coordonnant 10 d’entre eux. C’est le pays le plus actif. Certains pays tels que l’Espagne et l’Italie sont aussi des pays moteurs, participant à respectivement 29 et 25 projets. À l’inverse l’Irlande ne participe qu’à 2 projets et constitue un des pays les plus en retrait avec la Lituanie, la Lettonie, le Luxembourg », notent les deux députées.
L’Europe représente 53% des exportations d’armes américaines
Pourquoi une telle défiance ? « Tous les États-membres ne sont pas aussi impliqués dans la CSP que la France et nombre d’entre eux, notamment l’Allemagne, ne la voit pas comme une priorité. C’est le cas également des pays d’Europe de l’Est pour lesquels la priorité en matière de défense est et restera l’OTAN », expliquent-elles. Ce qui se traduit par le non respect par certains de ces pays des engagements, notamment celui de s’assurer que les programmes de coopération et les stratégies d’acquisition des équipements ont un impact positif sur la Base technologique et industrielle européenne (BITDE). En clair, un engagement à acheter européen, comme l’a récemment fait la Grèce en achetant des avions de combat Rafale.
Concrètement, les acquisitions d’armements auprès des États-Unis se poursuivent dans de nombreux États-membres. « Il apparaît que, pour de nombreux États-membres, l’augmentation des budgets de défense ait surtout été utilisée pour acquérir «sur étagère» des armements auprès d’entreprises américaines, qui sont les concurrentes directes des entreprises européennes de défense, au point que l’Europe représente 53% des exportations d’armes américaines (2018) », écrivent les deux auteurs. La palme du cynisme revient à la Suède et à son ministre de la Défense. Peter HULTQVIST a acheté en novembre 2017 le système de défense anti-aérien américain Patriot contre l’avis de son administration favorable à un système européen, et, une semaine plus tard, il s’est engagé dans la coopération militaire renforcée entre pays européens, prélude à la CSP.
Malheureusement, la Suède n’est pas la seule à tenir un double langage. Les députées ont pointé du doigt certains pays comme la Bulgarie, la Belgique et la Pologne. Sofia, dont le budget de défense a été multiplié par trois depuis 2017, a utilisé « l’essentiel de cette augmentation pour acheter des F-16 américains de préférence au Rafale ou à l’Eurofighter, pourtant conçus et produits en Europe ». Bien qu’elle ait acquis en 2019, 442 véhicules blindés Griffon et Jaguar dans le cadre d’une coopération inédite avec la France, la Belgique a, sur un autre contrat, préféré les véhicules blindés de l’américain Oshkosh à ceux de KMW(Allemagne) ou UROVESA (Espagne). Quant à la Pologne, dont le budget de défense est passé de 9,9 milliards de dollars en 2017 à 11,9 milliards en 2019, soit une augmentation de près de 20 %, elle achète depuis « toujours quasi-exclusivement des armements américains ».
« Ce respect très variable des engagements est la conséquence de la nature particulière de la CSP, observent Natalia POUZYREFF et Michèle TABAROT. En effet, la CSP ne s’intègre pas dans le cadre juridique européen dans ce qu’il a de contraignant : règlement, contentieux et Cour européenne de Justice. S’il est vrai que les engagements sont juridiquement contraignants, la CSP reste un cadre politique dans lequel il n’y a ni juge ni sanctions possibles et un processus de négociation permanent ».
Des projets non concrétisés et inutiles
Sur les 47 projets validés par le Conseil, seuls trois projets ont atteint leur «capacité opérationnelle initiale» (COI), c’est-à-dire qu’ils existent dans une forme minimale utilement déployable. Six autres projets sont susceptibles d’atteindre cette phase d’ici à 2023. Toutefois, la majorité des projets (30) sont encore dans ce que le rapport appelle «la phase d’idéation», c’est-à-dire la phase d’identification des objectifs finaux et d’analyse de sa faisabilité, ce qui laisse présager qu’un certain nombre d’entre eux n’aboutiront pas. Enfin, un projet (le Centre d’excellence pour les missions de formation de l’UE) a été abandonné en raison de sa redondance avec d’autres projets.
« La CSP comportant 47 projets initiaux, il faut considérer qu’au moins 9 projets ne produiront pas de résultats concrets avant au moins cinq ans, ce qui veut peut-être dire jamais », estiment les deux députées.
En outre, « sur les 47 projets initiaux, 11 ne contribuent en rien à réduire les lacunes (capacitaires, ndlr) en matière de défense, même s’ils peuvent avoir leur utilité propre », font-elle valoir. Pourquoi ? « Cette situation était, en réalité, prévisible, le choix ayant été fait d’une CSP inclusive, rassemblant l’ensemble ou presque des États-membres, y compris ceux qui n’ont pas de réelles capacités militaires ». Un choix défendu par l’Allemagne, contre la France, qui militait pour un nombre limité d’États-membres aux capacités militaires élevées. Résultat, l’unanimité étant exigée pour valider les projets, il est nécessaire de prendre en compte les demandes de chacun pour assurer le soutien de tous. C’est ainsi que le Conseil a validé « pour des raisons politiques des projets que les experts militaires de l’Agence européenne de défense (AED), comme d’ailleurs ceux des États-membres, avaient jugés non-prioritaires, mal calibrés, voire inutiles ».
Lors de la dernière évaluation annuelle réalisé par le Haut Représentant pour la PESC, Josep BORRELL, le bilan fait de la mise en œuvre de ces projets est relativement mitigé. Pour le moins. D’ailleurs, les deux rapporteurs affirment que « les projets d’armement les plus structurants n’ont pas vocation à être intégrés dans la CSP, qui ne leur est pas adaptée. En effet, ils requièrent des capacités financières, industrielles et technologiques, dont seuls quelques États-membres disposent ».
« Nombre d’États-membres ont rejoint la CSP non par réelle volonté de construire une Europe de la défense puissante et autonome mais, très prosaïquement, pour ne pas être mis à l’écart du processus, quand bien même ils n’en partageraient les objectifs », estiment Natalia POUZYREFF et Michèle TABAROT.
La participation des États tiers
Au bout de trois ans de discussions, les pays membres ont trouvé un compromis « alambiqué » pour la participation d’États tiers et des filiales de groupes étrangers basées en Europe. En contradiction avec la raison d’être de la CSP, qui est de renforcer l’autonomie stratégique de l’Europe de la défense. Si les États-Unis n’ont aucun intérêt à partager leurs technologies avec les pays européens, l’intérêt économique pour les entreprises américaines est en revanche bien de préserver leurs parts de marché des équipements militaires en Europe.
« Qu’elles participent déjà ou qu’elles participeront à un projet de la CSP, cette participation des entités relevant d’État tiers représente un enjeu majeur, en particulier pour les entités américaines, estiment les deux députées. En effet, les États-Unis ont mis en place ce qu’on appelle la réglementation ITAR (pour «InternationalTraffic Arms Regulation»), qui permet au gouvernement américain de s’assurer que les exportations d’équipements et de services liés à la défense par les entreprises américaines ne mettent pas en danger la sécurité des États-Unis ».
Plusieurs fois, la France s’est vu bloquer des équipements majeurs à l’exportation par les États-Unis. Avec « parfois, des arrière-pensées commerciales, cette réglementation pouvant être utilisée par les autorités américaines pour appuyer les entreprises de défense américaines au détriment de leurs concurrentes, lesquelles sont principalement européennes », observent-elles. Une telle éventualité est par elle-même contradictoire avec l’idée de souveraineté européenne, laquelle doit pouvoir décider de manière indépendante à qui fournir des armements.
Mais le concept de souveraineté européenne en matière de défense est loin d’être partagé par les pays membres de la CSP, y compris par l’Allemagne. Sa ministre de la Défense, Annegret KRAMP-KARRENBAUER estimait d’ailleurs le 17 novembre dernier que «l’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe est excessive si elle alimente l’illusion que nous pourrions assurer sécurité, stabilité et prospérité en Europe sans l’OTAN et sans les États-Unis». A l’exception donc de la France, l’Europe n’a aucune envie de s’émanciper de l’OTAN, véritable boussole et béquille des pays de la CSP.
Cabirol, M. (2021, février 1). Europe de la défense : les trop nombreux renoncements des pays européens (rapport). La Tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/europe-de-la-defense-les-trop-nombreux-renoncements-des-pays-europeens-rapport-875569.html?utm_term=Autofeed&utm_medium=Social&utm_source=LinkedIn