Mobilisation générale pour continuer à financer l’industrie de défense
8 juillet 2021
Investir dans la défense, c’est investir en support d’une politique publique. C’est la définition même d’un investissement responsable (Antoine Bouvier, Airbus)
Lors du Paris Air Forum, organisé par La Tribune le 21 juin, de hauts responsables industriels et étatiques ont longuement évoqué la frilosité des banques vis-à-vis des entreprises de la défense ainsi que l’émergence de nouveaux critères en matière de finance durable au niveau de la Commission européenne qui pourraient exclure le secteur de l’armement. Les industriels appellent à la mobilisation contre cette « lame de fond » qui pourrait être fortement préjudiciable aux entreprises de défense garantes de la souveraineté de l’Europe.
Mobilisation de l’industrie de défense et de l’État français pour faire évoluer les projets de taxonomie et d’écolabel conduits par un groupe technique au sein de la Commission européenne en y incluant cette filière. Deux armes de destruction massive contre l’industrie d’armement européenne. D’autant que l’industrie de défense fait déjà l’objet d’une certaine frilosité de la part des banques, qui financent de plus en plus difficilement les ETI, PME et startups de la filière. « On se convainc que ce sujet doit être traité en priorité. On se convainc de nos bons arguments en expliquant qu’un investissement de défense est un investissement responsable », a souligné Antoine BOUVIER, directeur de la stratégie, des fusions-acquisitions et des affaires publiques chez Airbus, lors du Paris Air Forum, organisé par La Tribune.
Des dossiers jusqu’ici très rarement évoqués en public par la filière de la défense, qui préférait œuvrer en coulisse. Ce qui n’est plus forcément la meilleure des stratégies pour gagner une bataille médiatique enclenchée par les ONG, qui n’hésitent pas à mettre une pression maximale sur les banques et les politiques, pour exclure des industries, dont celle de la défense, des financements durables. Une industrie pourtant cruciale pour la souveraineté de l’Europe et de la France. Mais le rouleau compresseur des ONG est en train d’atteindre un de ses objectifs, celui de détruire cette industrie en Europe, en utilisant à dessein l’arme du financement durable. « C‘est en train de se jouer en ce moment » à la Commission européenne, a fait valoir le président du comité défense au sein du Conseil des Industries de Défense Françaises (CIDEF), Eric BÉRANGER.
Une menace très sérieuse
Une fois n’est pas coutume plusieurs hauts responsables de cette filière ont décidé de porter ce dossier sur la place publique lors du Paris Air Forum. Ainsi, Eric BÉRANGER, par ailleurs PDG du missilier européen MBDA, a pris ses responsabilités en avertissant que « ce qui va sortir du projet de taxonomie de la Commission européenne va être extrêmement important : si les activités de défense sont qualifiées de non durables et, donc, d’une certaine façon non propice à des investissements financiers, ce sera une prescription très, très importante à destination de tous les investisseurs ». Clairement, les banques et les fonds d’investissement pourraient se détourner le plus légitimement du monde des entreprises de défense en Europe.
« Concernant les armes conventionnelles, les pays ne sont pas exclus, compte tenu de la nécessité de mettre en place des politiques de défense et de soutenir la protection civile. Cependant, les entreprises impliquées dans la production et/ou le commerce d’armes conventionnelles et de produits militaires pour le combat seront exclues si elles tirent plus de 5 % de leurs revenus de ces activités. La rigueur du seuil partiel est définie conformément aux autres labels nationaux », selon la dernière version (mars 2021) du projet d’écolabel de la commission européenne.
Concrètement les banques pourraient refuser à l’avenir des financements à Airbus, Dassault Aviation, Thales, Safran, MBDA, Naval Group, Nexter, Rheinmetall, Leonardo, Navantia, Fincantieri… en invoquant cette taxonomie et/ou cet écolabel. Six fédérations d’industriels européens de la défense – BSDI (Belgique), AFDA (Finlande), CIDEF (France), BDSV (Allemagne), NIDV (Pays-Bas) et FSi (Norvège) – ont d’ailleurs réagi en cosignant une lettre dans laquelle ils ont exhorté « les institutions européennes et les gouvernements nationaux à reconnaître qu’une telle interprétation de la finance durable aurait des effets négatifs sur l’industrie européenne de la défense, l’une des industries les plus réglementées ».
Incohérences de la Commission européenne
La menace a été prise très au sérieux par les pouvoirs publics. « Je confirme qu’il y a des discussions pour ne pas que les entreprises qui contribuent à notre défense se retrouvent effectivement exclues » des financements durables en Europe, a expliqué le directeur du développement international de la DGA, Thierry CARLIER. Ces discussions se déroulent à la fois en interministériel et avec la Commission européenne. Avec toutefois un couac français assez improbable pour le projet d’écolabel. Selon nos informations, le comité technique de la Commission sur la préparation de ces critères d’écolabel a bien reçu une réponse de la France, celle envoyée par le seul ministère de la Transition écologique, qui a logiquement défendu ses intérêts…
Eric BÉRANGER et Thierry CARLIER ont également pointé certaines incohérences dans la politique de la Commission européenne. Ainsi, comme l’a bien noté le PDG de MBDA, « la commission européenne a voté un fonds européen de défense qu’elle est en train de mettre en œuvre pour favoriser l’émergence d’une industrie européenne de défense. Et elle se dit prête à investir le montant significatif de 8 milliards d’euros. Et d’un autre côté, elle dirait que finalement, ce n’est pas bien de mettre de l’argent dans la défense ». Pour Thierry CARLIER, cette analyse d’Eric BÉRANGER fait « partie des arguments qu’on développe avec les instances de la Commission ».
Dernier point développé par le président du comité défense au sein du CIDEF : « Est-il raisonnable de considérer qu’une activité de défense ne contribue pas au caractère durable. Pour être en capacité d’édicter des règles qu’on appelle ESG (environnement, social et gouvernance) et de pouvoir non seulement les appliquer ou même d’essayer de les faire appliquer, il faut un minimum de souveraineté. Il faut une certaine stabilité. Il faut la paix. Il faut être capable de faire respecter cette paix ». Qui d’autres que la défense peut assurer cette mission essentielle ? Pour Eric BÉRANGER, affirmer que la défense « ne contribue pas à cet objectif d’environnement durable, c’est quelque part se tirer une balle dans le pied ».
Des financements de plus en plus difficiles à décrocher
Les financements sont aujourd’hui de plus en plus difficiles à trouver pour certaines ETI, PME et startups de la filière, dont certaines se voient même refuser d’ouvrir un compte bancaire. Eric BÉRANGER l’a d’ailleurs reconnu. « C’est vrai que j’ai beaucoup de contacts avec des PME et des ETI, qui me disent que, de temps en temps, il y a quelques contraintes, a-t-il précisé. (…) Je n’ai pas de chiffres précis sur le nombre d’entreprises mais je sais qu’il est significatif ». En attendant un possible renforcement des critères durables de la finance européenne, Eric BÉRANGER voit « des prospectus sortir sur des créations de fonds d’investissement, qui excluent spécifiquement toute activité de défense, qui dépasserait un pourcentage minimal ».
« Ceux qui parlent d’investissement irresponsable dans le domaine de la défense ont en tête les marchands de canon, qui alimentaient les guerres en Afrique. Mais ils n’imaginent pas quel est le niveau d’imbrication et d’intrication qu’il y a entre une entreprise du secteur de la défense et les services de la DGA, de la DGE (Direction générale des entreprises, ndlr) et comment elle est suivie et de quelles autorisations elle a besoin » pour opérer, a expliqué le président exécutif d’Ace Capital Partners Marwan LAHOUD.
Pour autant, Eric BÉRANGER ne souhaite pas mettre à l’index les banques, qui, a-t-il estimé, « font face à des contraintes » elles aussi et évoluent « dans ce jeu de contraintes ». « Au-delà des acteurs financiers, il est important de bien avoir en tête d’où viennent finalement ces contraintes », a-t-il souligné. Si d’aventure les projets sur la taxonomie et les critères écolabels sur la finance européenne voyaient le jour, cela signifierait un impact fort sur cette industrie. Une entreprise de cette filière aurait les pires difficultés à ouvrir un compte bancaire, à faire de l’escompte ou à contracter des prêts. Sans parler de l’exportation où les banques jouent un rôle crucial : la négociation des contrats export incluent des outils financiers, comme des lettres de crédit et des garanties.
Quels plans d’action ?
Tout comme la DGA, Bercy est en alerte rouge sur le phénomène de durcissement des obligations de conformité réglementaire. Soit en quelque sorte une forme de « surcompliance ». « Cette lame de fond touche pas mal de secteurs et pose un certain nombre de défis aux entreprises lorsqu’elles cherchent un financement, a constaté Joffrey CÉLESTIN-URBAIN, chef du Service de l’information stratégique et de la sécurité économique (SISSE) au ministère de l’Économie. C’est un sujet que suivons évidemment de près ». Une lame de fond qui touche notamment la supply chain de la BITD (Base industrielle et technologique de défense).
« Investir dans la défense, c’est investir en support d’une politique publique. C’est la définition même d’un investissement responsable. Et pourtant de nombreux investisseurs, des banques françaises et européennes et, au-delà des frontières de l’Europe, considèrent qu’une activité de défense fait sortir l’entreprise du champ de l’investissement responsable », a expliqué Antoine BOUVIER.
Une fois le problème identifié, « il faut maintenant passer à l’étape suivante, a estimé Antoine BOUVIER. Qu’est-ce qu’on fait ? Quelles sont les actions au niveau de l’État, des industriels, des sociétés de financement. Est-ce qu’on met en place des fonds souverains ? Est-ce que les quelques véhicules financiers, qui existent et qui sont gérés par les services de l’État, ou les banques comme Bpifrance peuvent voir leur ambition s’élargir ? Comment l’État peut apporter son soutien aux entreprises qui sont en difficulté ? Est-ce qu’il apporte une caution politique et morale sur l’export ? Il est temps de réfléchir et de mettre en place des actions concrètes sur un problème qui a été identifié mais qui pour l’instant ne fait pas l’objet, à ma connaissance, d’un travail précis sur les plans d’action ».
« C’est un sujet délicat, qui fait l’objet de pas mal d’échanges depuis quelques temps à Bercy avec les acteurs de la place. Un sujet sur lequel il n’est pas évident d’avoir une cartographie très systémique pour identifier précisément quelles sont les failles de marché et quels sont les moyens dont nous disposons pour relâcher un petit peu cette pression-là », a noté Joffrey CÉLESTIN-URBAIN.
Un travail de fonds avec les banques
Le chef du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique à la DGA, François MESTRE, a des réponses aux questions d’Antoine BOUVIER. « Il faut aller expliquer aux banques pourquoi la défense est un secteur économique, qui présente des intérêts comme les autres. Pourquoi la surcompliance n’a pas de raison d’être dans le domaine de la défense. C’est une première démarche d’explication » auprès des banques. Le Gicat (Groupement des industries françaises de défense et de sécurité terrestres et aéroterrestres) a d’ailleurs entamé depuis plusieurs semaines des discussions avec la Fédération bancaire française pour trouver des solutions. François MESTRE a quant à lui mouillé sa chemise en appelant « certains grands patrons de banques », qui lui ont assuré qu’à partir du moment où les entreprises avaient les autorisations de la CIEEMG pour des contrats à l’export, les banques n’avaient « aucune raison » de refuser des financements.
Les équipes de François MESTRE sont également allées sonder l’ensemble des banques régionales, qui n’ont pas de liens directs avec les États-Unis, pour savoir si elles souhaitaient travailler avec le secteur de la défense. « Nous avons rencontré des responsables de banque, qui ne connaissaient pas le secteur de la défense. Ce sont de petites banques mais, pour nos PME, c’est exactement ce qu’il faut », a-t-il expliqué. Ces banques se sont d’ailleurs dites prêtes à jouer le jeu avec le secteur de la défense. « Nous allons orienter les entreprises, qui ont des difficultés vers ces banques », a précisé François MESTRE. Le chef du service des affaires industrielles et de l’intelligence économique à la DGA appelle Bpifrance baisser ses seuils et à soutenir un peu plus les industriels de la défense à l’export.
« Les nouvelles formes de conformité passent moins par des canaux strictement réglementaires que par des canaux d’influence, des canaux réputationnels avec un certain nombre de questionnaires adressés à des entreprises dans certains secteurs qui s’imposent comme une norme. Si vous ne répondez pas à un questionnaire d’une association, cela peut générer des problèmes réputationnels derrière », a analysé Joffrey CÉLESTIN-URBAIN. Et pour le chef du SISSE, ces formes de compliance beaucoup plus diversifiés qu’auparavant appellent « une réponse de l’État beaucoup globale ».
Cabirol, M., & Cabirol, M. (2021, 8 juillet). Mobilisation générale pour continuer à financer l’industrie de défense. La Tribune. https://www.latribune.fr/entreprises-finance/industrie/aeronautique-defense/mobilisation-generale-pour-continuer-a-financer-l-industrie-de-defense-887806.html