MBDA, le «Airbus des missiles» au modèle taillé pour l’Europe de la défense
14 mars 2024
Guerres, réarmement au niveau mondial : le fabricant de missiles MBDA surfe sur un marché porteur. Sa coopération par opportunité, plutôt que par contrainte, fait mouche.
Discrétion assurée au cœur de la forêt de Sologne. Loin de toute habitation, à Selles-Saint-Denis (Loir-et-Cher), le fabricant de missiles MBDA dispose de l’un de ses sites les plus stratégiques, sécurisé par de hautes clôtures et des barbelés, et sous l’œil de caméras. C’est ici que la filiale française du groupe assemble ses missiles, manipule et entrepose ses matières explosives. Soit l’équivalent de 205 tonnes de TNT au maximum. Il faut montrer patte blanche pour y entrer, avec passe d’accès biométrique pour les salariés du groupe et interdiction formelle de filmer ou de prendre des photos pour les visiteurs.
Le site, classé Seveso et soumis aux contraintes de confidentialité militaire, s’étend sur plus de 500 hectares. De quoi espacer les bâtiments pour réduire les dégâts en cas d’explosion. Le fabricant y produit le missile de défense antiaérienne Aster, le missile antichar Akeron, des missiles de longue portée (Exocet, Scalp…), le Mica des Rafale, le missile de croisière lancé par les sous-marins Barracuda… Dans l’un des ateliers, les techniciens travaillent sur une section de fuselage de l’Aster, équipé d’ailettes servant à sa manœuvrabilité. L’ambiance est silencieuse. Le travail est entièrement manuel vu les quantités réduites à fabriquer. «C’est comparable à l’industrie du luxe. Les techniciens effectuent des tâches de pointe qui demandent une grande application. Et, surtout, on ne peut se permettre de travailler dans le stress», souligne l’un des experts.
Commandes record en 2022 et 2023
Sous cette sérénité apparente, le site est pourtant en pleine effervescence, avec la rénovation et la construction de bâtiments pour stocker plus de matériel et préparer de futures montées en cadence. L’établissement assemble entre 600 et 900 missiles par an et en répare et ou en maintient autant, confie un responsable, restant volontairement flou. Le fameux «brouillard de la guerre», selon l’expression du général von Clausewitz, mais en version industrielle. Le site prévoit de passer de 320 à 400 personnes d’ici à cinq ans.
Et ce qui est vrai pour la filiale française vaut pour toutes celles du groupe, fort de 14 000 salariés pour un chiffre d’affaires de 4,2 milliards d’euros en 2022. Ses actionnaires étant Airbus, le britannique BAE Systems et l’italien Leonardo, l’effectif est réparti en France, au Royaume-Uni, en Italie et en Allemagne. Au Royaume-Uni, l’usine de Bolton, dans la banlieue de Manchester, va investir une cinquantaine de millions de livres, notamment pour doubler sa capacité de production de missiles antiaériens CAMM d’ici à 2026. À Fusaro, près de Naples, les Italiens ont développé des compétences dans les radômes de missiles et les autodirecteurs.
Le conflit en Ukraine et la demande de réarmement mondial profitent à plein au premier fabricant européen. En 2022 et 2023, le groupe a décroché des contrats significatifs : commande conjointe de l’Italie et de la France de près de 700 missiles Aster (en partenariat avec Thales), de 200 missiles antichars Akeron par la DGA… Et les produits de MBDA n’intéressent pas que ses pays actionnaires. Sur les commandes record de 9 milliards d’euros en 2022, près de la moitié a été décrochée à l’exportation. Et les contrats tombent. En novembre, la marine suédoise a signé pour des missiles CAMM destinés à ses corvettes, la Pologne pour une défense antiaérienne, en association avec son industriel local PGZ… Sans compter la commande possible de 1000 missiles Mistral à la suite de la lettre d’intention, en juin 2023, d’un pool de pays comptant la France, la Belgique, Chypre, l’Estonie et la Hongrie.
Pour répondre à la demande, l’industriel va investir près de 1 milliard d’euros dans les cinq ans à venir, rien qu’en France. Et y recruter 1000 salariés cette année. Aujourd’hui, il estime faire jeu égal avec les grands acteurs américains, Raytheon et Lockheed Martin. Il revendique 16% du marché mondial des missiles, et 41% de l’européen (sur la base des prises de commandes lors des appels d’offres au cours des dix dernières années). Ce succès est largement dû à son modèle d’entreprise aux filiales autonomes, mais aux compétences technologiques partagées dans quatre grands pays européens. Soit un Airbus des missiles, comme l’ont qualifié certains.
Fiche d’identité
Actionnariat : 37,5 % Airbus (Europe) ; 37,5 % BAE Systems (Royaume-Uni) ; 25 % Leonardo (Italie)
4,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022
9 milliards d’euros de prises de commandes en 2022
14 000 salariés
(Source : MBDA)
Entre souveraineté et interdépendance
MBDA a su éviter les pièges des grands programmes en coopération, à l’image des déchirements intervenus entre Airbus et Dassault avec le futur avion de combat européen. Mieux encore, le groupe bénéficie du soutien politique de la relation franco-britannique. En signant les accords bilatéraux de Lancaster House en 2010, les deux États se sont engagés à coopérer dans la défense, et plus spécialement dans les missiles. Pour optimiser le modèle industriel, ils se sont réparti les spécialités. La France développe les bancs de tests et les calculateurs, le Royaume-Uni les liaisons de données et les actionneurs de gouvernes. Le site de Bourges (Cher) héberge l’une des unités du centre de compétences en test. «Nous sommes environ 500 personnes dans cette unité, dont les trois quarts en France et le reste au Royaume-Uni. Nous sommes au service des deux pays», explique l’un de ses responsables.
«Cette interdépendance n’existe nulle part ailleurs dans la défense. Elle lie les deux pays sur le long terme. Cela incite à produire et acquérir des équipements communs. Ce qui amène in fine à renforcer la compétitivité de l’entreprise», estime Jean-Pierre Maulny, le directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Le modèle est attractif. L’été dernier, Rome a rejoint en cours de route le programme de missile antinavire initié par Paris et Londres. Les coûts de R&D et de production seront désormais amortis sur trois partenaires au lieu de deux.
Cela n’a pas empêché quelques revers majeurs. Avec l’Allemagne, notamment. Pour le choix de son bouclier antimissile mené avec d’autres pays européens, mais sans la France, Berlin a opté pour des technologies israéliennes et américaines, avec des missiles Patriot. La filiale outre-Rhin détonne par son autonomie historique. Elle a déjà assemblé par le passé des missiles Patriot, et devrait reprendre cette fabrication dans le cadre du bouclier antimissile. Pour Hélène Masson, experte des questions industrielles de défense à la Fondation pour la recherche stratégique, ce choix illustre le fait que l’Allemagne est le point d’entrée privilégié des industriels américains et israéliens sur le marché européen de la défense. «Ce programme consolide les liens de coopérations industrielles, déjà forts et historiques, entre les entreprises allemandes (Diehl Defence, Rheinmetall), américaines (Raytheon, Lockheed Martin) et israéliennes (IAI et Elbit Systems).» De quoi fragiliser la position allemande de MBDA.
Le défi des livraisons dans les délais
MBDA sait qu’il lui faut livrer des clients très pressés. Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, n’a pas hésité à le qualifier de «mauvais élève» de l’économie de guerre pour la production des missiles sol-air Aster : «Les délais sont beaucoup trop longs, et j’ai demandé à MBDA de réussir à faire ce qu’il a fait sur le missile Mistral.» Pour ces missiles antiaériens, l’industriel s’est organisé pour atteindre une cadence de 40 unités par mois en 2025, contre 20 actuellement et 10 en 2022. MBDA privilégiera-t-il le modèle de sa filiale outre-Manche tourné vers la sous-traitance ou plutôt le fait maison de la filiale française ? La tâche ne sera pas simple. «Nous avons du mal à trouver des sous-traitants pour fabriquer certaines pièces complexes en matière d’usinage et de soudage», reconnaissait-on dans l’une des usines de Bourges. Une vraie épreuve industrielle s’annonce pour l’Airbus des missiles.
Une solution pour chaque menace
- Les missiles de défense antiaérienne Aster
Issue d’un programme franco-italien dans les années 1980, puis franco-italo-britannique, cette famille de missiles antiaériens (avions et missiles) se compose des Aster 15, Aster 30 et Aster 30 B1. Plus de 1 300 ont été produits pour les trois pays coopérants à partir des années 2000.
- Le missile antichar Akeron (ex-MMP)
Utilisé en opérations depuis 2018, ce missile de moyenne portée peut atteindre sa cible jusqu’à une distance de 4 km. Il a été commandé par la France et la Belgique et testé par la Suède.
- Le missile air-sol Scalp (aussi appelé Storm Shadow)
La naissance du groupe MBDA repose sur le programme Scalp, lancé en 1996 par la France et le Royaume-Uni. Ce missile permet de détruire, jusqu’à 250 km, des cibles d’importance avec une précision métrique. Il peut être tiré depuis des Rafale et des Typhoon.
- Le futur missile longue portée et antinavire FMAN/FMC
Tiré depuis des avions et des navires de combat, ce missile de croisière et antinavire pourrait être opérationnel en 2030. L’Italie a récemment fait part de sa volonté de rejoindre le programme lancé par la France et le Royaume-Uni.
- Le missile air-air Meteor
Pouvant être tiré depuis le Rafale, l’Eurofighter et le Gripen, le missile Meteor a pour principale mission de détruire des cibles aériennes à longue distance. Il est issu d’un programme lancé en 2001, réunissant six nations européennes (Royaume-Uni, France, Italie, Allemagne, Espagne, Suède).
Meddah, H. (2024, 11 mars). MBDA, le « Airbus des missiles » au modèle taillé pour l’Europe de la défense. www.usinenouvelle.com. https://www.usinenouvelle.com/article/mbda-le-airbus-des-missiles-au-modele-taille-pour-l-europe-de-la-defense.N2207697